Travailleurs des plateformes : « il faut arrêter de se demander si on est pour ou contre » et « s’adapter » (Future of Work)

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Uber, Frichti ou encore Deliveroo. Des plateformes numériques qui créent de l’emploi et réinventent le marché du travail par les nouvelles relations de travail qu’elles contribuent à développer. Ces « nouvelles formes d’emploi » font l’objet d’une attention particulière de la part des pouvoirs publics, comme en témoigne le projet de loi LOM, dont l’examen touche à sa fin, et qui vise à donner de nouveaux droits aux travailleurs desplateformes dans le secteur du transport. De nouvelles dispositionsattendues par les dirigeants de ces plateformes, présentes dans le cadrede l’événement « Future of Work », le 7 novembre 2019.

Lorsqu’Uber commence son activité en France en 2011, la plateforme de transport de VTC souhaite calquer son modèle économique et social sur celui existant Outre-Atlantique. Elle développe alors un service de particulier à particulier permettant à un chauffeur non professionnel de transporter un client d’un point A à un point B. « Nous avons fait une erreur », reconnaît Steve Salom, directeur général d’Uber France, à l’occasion de l’événement Future of Work organisé par l’Observatoire du travail indépendant le 7 novembre 2019. En effet, le modèle de la « gig economy » existant aux États-Unis n’est pas compatible avec le marché français dans ce domaine d’activité, parce qu’aux États-Unis, être chauffeur Uber est un complément de revenu. En France, les chauffeurs Uber sont des professionnels et la loi exige d’eux une préparation, une formation et des démarches coûteuses.

« En 2016, la plateforme entre dans une phase de transformation. […] Nous entretenons des liens étroits avec nos chauffeurs indépendants afin de savoir quelles sont leurs attentes en tant que travailleurs », explique Steve Salom. Malgré le changement opéré par l’entreprise, la plateforme, qui compte aujourd’hui 30 000 chauffeurs VTC et 25 000 livreurs à vélo Uber Eats, attend de voir quelle forme prendra le futur cadre légal réglementant les nouvelles formes d’emploi créées par les plateformes numériques.

Nature de la relation de travail et risque de requalification, protection sociale des travailleurs, de nombreuses questions restent encore en suspens aujourd’hui. Certaines pourraient être prochainement clarifiées, puisque les parlementaires achèvent l’examen du projet de loi « orientation des mobilités », qui prévoit de donner de nouveaux droits aux travailleurs des plateformes dans le domaine du transport en matière d’exercice de leur activité (accès au prix minimum garanti, possibilité de refus d’une prestation, choix des plages horaires d’activité…), de formation (abondement du CPF), et de RSE via une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale.

DÉPASSER LA POSITION DU POUR ou DU CONTRE

La question de l’avenir des travailleurs des plateformes « est une question vaste », souligne Emmanuelle Barbara, avocate spécialisée en droit du travail au sein du cabinet August & Debouzy. Elle porte sur des considérations juridiques, politiques, sociologiques, voire philosophiques. « La question qu’il faut éviter surtout, c’est de se demander si on est pour ou contre les nouvelles formes de travail et leur exercice », avance-t-elle, abordant l’importance encore prégnante du CDI dans la société française, alors qu’on encourage de plus en plus publiquement le passage au statut indépendant et l’autonomie. « C’est bien de libérer les énergies, mais notre représentation schématique, c’est un CDI rassurant, et qui dure longtemps, qui nous permet de louer un appartement ou de trouver un nouveau poste dans une autre entreprise, car on est considéré comme stable », regrette-t-elle.

Toutefois, dans le monde économique et social, « l’instabilité est devenue la règle. L’entreprise se fragilise et évolue au gré des transformations numérique et écologique. L’individu est la notion sous-jacente de tout cela. La loi va encapsuler de manière assez rapide aujourd’hui ce phénomène économique, social, et sociétal » avec « un juge à la manœuvre pour nous dire s’il y a un lien de subordination ou une dépendance économique. […] L’époque est à la porosité, à l’hybridation, et il faudra trouver les clés d’une nouvelle protection sociale », précise l’avocate.

Arrêter d’être pour ou contre. C’est également la position défendue par Julia Bijaoui, co-CEO de Frichti, une plateforme de livraison de repas, qui regroupe 300 salariés, dont 200 sur le terrain. Elle qui a commencé son activité en proposant à ses livreurs un CDI avant de renoncer à cette forme juridique pour préférer des livreurs indépendants, dit que son entreprise cherche surtout « à s’adapter ». « Au début de Frichti, nous proposions des CDI à nos livreurs. Nous avions pourtant un turnover élevé. Le travail de livreur n’est pas un job où l’on se projette beaucoup. C’est souvent un travail étudiant ou qui permet de travailler entre deux activités. Nos livreurs nous ont donc eux-mêmes demandé à bénéficier d’une flexibilité. »

Légiférer pour "ÊTRE PLUS SEREIN"

Face aux critiques dont elle pense faire l’objet, la dirigeante de Frichti est en attente de solutions de la part du législateur. « Nous vivons dans un monde d’incertitude où l’on doit trouver un nouveau modèle. Nous essayons de fournir un socle aux travailleurs qui nous accompagnent grâce à une assurance responsabilité civile et une assurance en cas d’accident », explique Julia Bijaoui. « Nous attendons aujourd’hui les décisions qui seront prises au niveau gouvernemental pour être plus sereins. Le débat public fait peser une image négative sur notre activité. J’entends dire que je suis une esclavagiste, alors que notre volonté est justement de créer un nouveau cadre. Avec le système de protection sociale que nous avons la chance d’avoir en France, on peut faire beaucoup, mais pour cela il faut légiférer. »

« Le sujet majeur aujourd’hui est un sujet de mutation du travail. Il concerne tout le monde et tous les territoires », explique Muriel Pénicaud, venue clôturer la table ronde. Pour la ministre du Travail, si le besoin de légiférer sur le travail des plateformes numériques est important, le projet de loi LOM devrait commencer à répondre à certaines questions avec un début de protection juridique. « Il faut également travailler sur la notion de revenu décent » et « sur la représentation des travailleurs des plateformes », poursuit-elle, regrettant que le dialogue se fasse seulement entre le gouvernement et seuls dirigeants des plateformes.

Source : dépêche d’AEF